Du canotage aux loisirs et sports nautiques
Le « canotage » est né à Paris et dans ses environs vers 1830. C’est une navigation en promenade ou en course dans des « canots », des embarcations d’origine maritime à l’aviron et à la voile. Le mot lui-même est un néologisme parisien qui circule dans la presse dès le début des années 1840.
Le canotage fait rupture avec la « promenade sur l’eau traditionnelle », celle des marins, bateliers ou professionnels de l’eau qui conduisent les aristocrates sur la pièce d’eau de leur château ou les bourgeois, comme les watermen à Londres et les bachoteurs à Paris. Ici ce sont des citadins - des amateurs, des néophytes dans un premier temps - qui pilotent. Alors que le métier de marin est l’un des plus durs, que la perspective de la noyade et des abysses effraient, le désir de piloter une embarcation pour des personnes dont ce n’est pas la profession apparaît à la fin du xviiie siècle. Il faut attendre la disparition des métiers d’Ancien régime et l’évolution des usages corporels sous la Révolution pour que des profanes puissent « mener leur barque » en allant sur l’eau par eux-mêmes.
Les premiers amateurs parisiens, citadins nourris du récit des grandes circumnavigations, des exploits des corsaires de l’Empire et de « romans maritimes » rêvent de la mer. Et, à défaut d’un littoral accessible, ils veulent naviguer à la voile entre les quais et les ponts de Paris. Le cœur fluvial de Paris est donc le centre du développement de la plaisance française.
Les archives de la police signalent sept constructeurs en 1845 dont deux acteurs essentiels de l’histoire de la plaisance : Baillet, installé sous le pont Marie, et Hédouin, au quai de Gesvres. Comme les Parisiens ne s’intéressent pas au bachot (la barque séquanaise à fond plat des mariniers) et qu’ils ont trouvé dans le canot le véhicule de leur projection maritime, les charpentiers de la capitale s’adaptent : si la forme de ces embarcations, originellement conçues pour la mer, est conservée, les bordages sont affinés, les espaces et les espars repensés.
Le « canot-mixte » voiles et avirons, qui mesure six à sept mètres et pèse en ordre de marche près de cinq cents kilos, est le fruit de ces évolutions. Comme il a été construit à de nombreux exemplaires, on peut le considérer comme l’un des premiers bateaux de plaisance français.
Le canotage n’est pas qu’une manière de se promener sur le mode maritime. C’est aussi un sport au sens moderne du terme. Dès 1834, des régates sont annuellement organisées dans Paris et ceci jusqu’au xxe siècle.
La grande ambition des amateurs parisiens est de naviguer en mer et de se mesurer aux marins lors des régates du Havre qui ont été fondées en 1839. Mais pour l’opinion publique, les rêves de ces passionnés relèvent de la « blague ». Dès la fin des années 1830, dès les premières publications les concernant, les canotiers sont moqués.
En 1843, Honoré Daumier et Louis Huart consacrent une série dans Le Charivari aux canotiers qui deviennent un « type » de Parisiens. Il est vrai que pour certains équipages, le canotage consiste aussi à s’enivrer dans les guinguettes extramuros et à faire du tapage pour choquer le bourgeois. Ce qui scandalise surtout c’est que des femmes s’embarquent avec ces hommes. Ces « canotières », qui enfreignent la loi quand elles s’habillent en matelot et portent le pantalon ou quand elles dansent le chahut, font l’objet de toutes les attaques.
En 1853, les « canotiers sérieux » créent la Société des Régates Parisiennes. Ils ambitionnent de discipliner le canotage en rassemblant sous un même règlement et code des courses les équipages de la capitale afin de rassurer l’opinion et d’obtenir la reconnaissance des pouvoirs publics.
C’est la persistance de la réputation désastreuse qui incite les canotiers les plus radicaux à adopter le vocabulaire et l’organisation du sport anglais ainsi que la tenue sobre et blanche des sportmen ; tenue qui ne peut plus se confondre avec le costume haut en couleur des matelots parisiens.
Les travaux du baron Haussmann faisant entrer la Seine dans l’ère de la batellerie lourde, les canotiers sont de plus en plus nombreux à se réfugier dans les environs de Paris. Les lignes de chemin de fer au départ de la capitale ouvrent de nouvelles perspectives de navigation : à chaque station d’une commune riveraine correspond une gare de canotage. Sur la Seine, Asnières, Argenteuil, Bougival par Chatou et Croissy se spécialisent dans l’accueil des canotiers.
Sur la Marne, l’ouverture en 1859 de la ligne de la Bastille à Saint-Maur, via Nogent-sur-Marne et Joinville-le-Pont, change la donne : le « Tour de Marne », rite d’initiation et parcours mythique des premiers canotiers, devient une industrie.
À la fin du siècle, ce loisir nautique se développe, toujours plus loin de Paris, dans la vallée de l’Oise et en province.
Le premier loisir moderne a muté suite aux évolutions techniques de la plaisance, à la découverte de nouvelles pratiques et de nouveaux espaces géographiques. Avant même que l’on puisse parler d’une concurrence du vélocipède, les sensibilités changent : à la fin du xixe siècle et dans la première moitié du xxe siècle, ce n’est plus le canot des marins et des explorateurs qui attirent mais les dériveurs à la voile, les hors-bords et surtout les canoës « canadiens » ; le canoë amérindien à la pagaie, léger et bon marché, qui se transporte à moindre coût jusque sur le littoral. À partir des années 1930, puis des années 1950, lorsque les citadins atteignent en nombre la mer, le rêve des canotiers parisiens est enfin réalisé.